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samedi 27 juillet 2013

ENTRE L’HOMME ET LE DIVIN


  Entre l’ombre et la lumière, il y a la clairière – une clarté filtrée, timide et courageuse, qui lutte contre les herbes mauvaises et les frondaisons, mais qui jamais ne s’épuise. Femme réservée et tenace, femme de l’errance et de l’espérance, femme du murmure et de la parole silencieuse qui porte parfois plus loin que le cri, María Zambrano ne peut avoir de demeure que là dans la « clairière du bois ». Elle s’y tient visible et invisible. Sa place même dans la philosophie contemporaine est toujours entre « l’obscur et la transparence ». Si elle figure désormais aux côtés des « grands d’Espagne », José Ortega y Gasset et Miguel de Unamuno, si elle est auréolée du prix Cervantès (1988), attribué pour la première fois à une femme pour une « obra de pensamiento », elle n’a cependant pas encore de reconnaissance universelle. Mais, de cela, elle ne se serait jamais plainte. « Passion incomplète », écrivait-elle, que celle de l’homme « qui n’a pas vécu un temps parmi les oliviers, loin de tout et sans ombre ».

De María Zambrano, outre l’Inspiration continue, un recueil composé par Jean-Marc Sourdillon, paraît aujourd’hui l’Homme et le divin, son plus grand livre (1955). Même si l’on tentait d’évoquer quelques autres figures féminines de la philosophie, d’Edith Stein à Simone Weil, et si, pour l’écriture, on songeait à Maître Eckhart ou à saint Jean de la Croix, on ne ferait pas disparaître l’impression de « dépaysement » que provoquent les ouvrages de Zambrano. On se sent même prêt à taire toute question, et à simplement entrer sur la pointe des pieds – comme pour ne point déranger quelqu’un qui prierait ou méditerait – dans une vie qui s’est faite philosophie et une philosophie qui s’est faite vie. C’est en effet à cette « philosophie vivante » qu’appelle María Zambrano. À une philosophie qui renoncerait à l’hégémonie de l’esprit, à la logique spéculative, à la géométrie et à l’illusion de plier à ses lois la réalité, qui tiendrait moins à démontrer ou à expliquer qu’à tenter de « toucher» les tréfonds de l’existence réelle, et qui, intégrant la poésie, l’âme et le corps, le « cœur », le « logos qui coule dans les viscères », se rendrait capable d’éclairer un tant soit peu les naissances incessantes par lesquelles l’homme, dans la souffrance et l’allégresse, le désarroi et l’espérance, la crainte de la mort et la joie de la vie, devient un homme. À une pensée exilée donc, une pensée sans maison, contrainte d’aller là où la « raison poétique » la porte.


     De l’exil – source inépuisable de réflexion, comme l’atteste l’Inspiration continue, où l’exilé est « le dévoré, dévoré par l’histoire » –, María Zambrano a une longue expérience. Née le 25 avril 1904 à Velez-Málaga, elle fait ses études littéraires et philosophiques à l’Universidad Central de Madrid, en suivant les cours de Javier Zubiri et de José Ortega y Gasset. Elle a 26 ans lorsqu’elle publie son premier livre, Horizonte del liberalismo. Elle collabore alors à de nombreuses revues, écrit sur Nietzsche ou Fichte, prépare sa thèse sur Spinoza, et – dans une Espagne où une philosophe était « une femme à barbe, une hérésie, une bête de cirque » – devient l’assistante de Ortega à la chaire de métaphysique. Mariée à l’historien Alfonso Rodriguez Aldave, secrétaire d’ambassade, elle s’installe à Santiago du Chili jusqu’en 1937. Ses écrits de l’époque, violemment antifascistes, sont ceux d’une Pasionaria. Participant activement à la lutte contre Franco, elle est chassée par le « vent de l’exil ». Elle reste hors de son pays de 1939 à 1984. Paris, Cuba, Mexico, Porto Rico, Paris encore, La Havane de nouveau, Rome, Genève… Durant ses pérégrinations, présentées comme autant de « claros », d’étapes existentielles du voyage de l’âme, elle écrit l’essentiel de son œuvre, sur les racines de la violence, l’agonie de l’Europe, Sénèque, Heidegger, Cervantès, Descartes, saint Jean de la Croix… – une œuvre de moins en moins politique et toujours plus engagée dans la quête de la « voz abismática », cette voix abyssale capable d’aller au fond des Enfers pour pouvoir remonter à la lumière. Amie d’Antonio Machado, d’Octavio Paz, de José Bergamin ou de Camilo José Cela, María Zambrano a connu Sartre et Simone de Beauvoir, et sa pensée a impressionné René Char, Cioran, Albert Camus. On dit que celui-ci, le jour de son accident mortel, avait dans sa voiture le manuscrit d’El hombre y el divino.


     L’Homme et le divin peut être considéré comme une « autobiographie de l’Occident », écrite à partir des rapports que l’homme entretient avec la vraie et fausse transcendance. Mais ce qu’il dit, le langage, technique et communicant, ne peut le dire : il ne s’entend que de la parole même, de l’écriture, de Zambrano. Une « sorte de fable » permettrait peut-être d’en faire retentir les premiers échos. « Au début était le délire…» Au début, avant même qu’il accède à la conscience, l’homme est muet, interdit, devant la Réalité – un Chaos primordial, un « il y a » massif et impénétrable, quelque chose d’antérieur aux choses, une « irradiation de la vie émanée d’un fond de mystère » : le « Sacré ». Dans cet univers de la nuit et de la terreur originaire, l’homme peu à peu parvient à ouvrir des brèches, par la poésie, qui invente les dieux, puis la philosophie – ou, si l’on veut, par la conscience, qui, opaque et massive, se « scinde » et devient réflexive. Dès lors, les dieux creusent des espaces dans le Tout, mettent de l’ordre, créent les choses, gouvernent. L’homme perçoit leur puissance, il s’en inquiète, prend peur, se sent épié et persécuté… Alors, il pense un Dieu unique, le fait Tout-puissant, mais se donne aussi les moyens de le penser, d’en interpréter les décrets, le transforme dans le Dieu-idée de la théologie, dans l’Esprit absolu, en décrète la mort. Et se déifie lui-même. Puis, ayant dévoré sa part de divin, l’expulse vers le monde, un monde absurde bientôt régi par des dieux d’occasion, l’État, le Marché, l’Objet, la Technique, le Progrès, le Futur… Ainsi, l’homme se retrouve nu et vide, exilé de lui-même – il a cherché si désespérément la lumière qu’il l’a trouvée crue et aveuglante, et a oublié que le mystère de son existence est dans l’« obscure clarté » de la clairière.



     
Robert Maggiori, Libération, 23 novembre 2006

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